Un fondateur : René Nelli
René Nelli (1906-1982) : Le philosophe du catharisme
Poète en français et en occitan, théoricien et éditeur de poésie, traducteur, préfacier, anthologiste de la littérature et de la poésie occitane médiévale et moderne, philologue romaniste, essayiste, érotologue, critique d’art, historien des religions, des idées et des lettres, ethnographe, humaniste total mais philosophe avant tout.
Écrire sur René Nelli, sur son œuvre, moi qui ne l’ai pas connu, moi qui ne le comprends pas toujours, ou toujours pas, mais qui le remercie pour ce qu’il a instillé de culture dans ma vie, est une chose assez extraordinaire pour sembler découler d’un pari que je me serais fait à moi-même, à l’occasion de cette première parution, presque une forfaiture dans quelques-uns des aspects particuliers que j’emprunte aux biographes, analystes, critiques, zélateurs par habitude ou compagnons de toujours du Maître. J’entretiens donc avec Nelli une correspondance toute imaginaire, ponctuée de rencontres aux médiums les plus divers. Mais j’aime retrouver dans ce que beaucoup ont dit de lui cette affinité étrange, cette intimité particulière, qui pousse à en parler comme d’un ami, mais jamais comme d’un père ou d’un frère. Ceci signifie une révérence infinie et même pour ceux qui l’ont connu, je veux dire vraiment connu, la distance de l’élève, peut-être du disciple, tout autant que la gratitude de celui qui n’aurait plus soif au beau milieu d’un désert humain parfaitement aride. Dans les anecdotes que l’on raconte sur lui, dans les propos qu’on lui prête, souvenirs souvent reconstruits par l’admiration qu’on lui porte, il y a des profondeurs de parabole, une allégorie de sa pensée, une sorte de réincarnation de ses propos. Et c’est souvent que l’étude méticuleuse d’une simple partie de son œuvre – tant la vastitude de sa production intellectuelle demanderait de temps, plusieurs vies, pour en tenter l’exégèse – s’effondre face à la densité de sa vie, si présente. J’aime cela aussi dans l’œuvre de Nelli : qu’elle ne puisse se réduire à rien de commun, d’étiqueté, de déterminé, comme un ruisseau qui interdirait qu’on l’enferme derrière un barrage, qu’on l’apaise et l’assagisse et qu’on brise son élan créateur en croyant lui donner sa vraie profondeur. Aussi c’est souvent pitié de voir ceux qui veulent en faire leur propriété, en rehausser leur propre gloire comme tous les courtisans, tenter d’en approcher l’œuvre pour en grappiller une once de célébrité ou d’éternité nellienne.
J’ai eu, grâce à Madame Nelli, alors que je n’étais qu’un jeune documentaliste tout juste embauché au Centre d’Études Cathares, association co-fondée par René Nelli en 1981 comme tant d’autres espaces de culture régionaux, la chance de pouvoir m’asseoir seul derrière son bureau, environné par sa bibliothèque, au 24 rue du Palais à Carcassonne. J’avais été tenté par la rédaction d’une sorte de catalogue de son fonds, pensant qu’il servirait l’œuvre en en donnant les contextes, comme un cadre intellectuel propice à la réflexion d’autres chercheurs. Mais l’infinie diversité des titres, la multitude des auteurs, l’incroyable horizon littéraire construit par Nelli toute une vie durant, la force improbable de la géographie particulière de sa bibliothèque, tout m’en a dissuadé. J’ai saisi là l’inutilité d’un quelconque catalogage et la futilité de ce qui ne serait devenu qu’une bibliomancie préalable à son œuvre. Et je me suis assis, un instant étourdi par cette résistance à l’uniformité, à la norme, à la mémoire pleutre des bibliothécaires, face au sous-main en buvard encore plein d’empreintes en miroir de ses mots, de sa vie.
Sans doute d’autres gommeront les anecdotes d’une biographie amicale (dont celle-ci qui ne vaut que l’instant de ce court article), toujours semblable à celle que l’on donne d’un ami défunt et produiront, pas à pas, ligne à ligne, une histoire de l’homme qu’il devait être, qu’il aurait dû être et qu’il finira par devenir dans la certitude de tous. Ces mêmes ne garderont de lui que son œuvre et, dans cette œuvre, trancheront en faveur de l’historien, du poète, du philosophe, de l’ethnographe ou de l’esthète penseur de l’Amour et de l’Occitanie. D’autres enfin pointeront dans sa pensée d’inspiration cathare ce que son temps, ses amis et ses moyens d’alors expliquent d’approximations, d’apologues et d’intuitions encore invérifiées. Mais tous se devront d’exprimer la belle liberté de son art poétique, la totale hérésie de ses pensées, les chemins de traverse européens qu’il foulait passionnément pour revenir à Carcassonne, toujours, le dilettantisme revendiqué dans sa naissance même d’une œuvre généreuse et, malgré toute l’ampleur et la diversité de cette œuvre, la discrétion, les scrupules, la timidité peut-être de l’homme.
Long préambule donc pour constater qu’il serait vain de vouloir « tout » dire sur René Nelli et qu’il manque une vraie biographie, que sans doute seule Madame Nelli pourrait écrire, consacrant à son mari et à son œuvre toute sa compréhension et toute son affection. Longue digression sans doute pour assumer la parfaite transparence de cet article qui vient signaler la nécessité d’en laisser écrire d’autres, souvent, plus informatifs, par d’autres, mieux informés.
Je voudrais pour ma part signaler une fois encore combien l’apport de Nelli fut magistral, incomparable dans sa compréhension des implications métaphysiques et morales du catharisme, appuyée sur une connaissance intime des sources dont il avait traduit et exploré la grande majorité d’entre-elles. Je ne crois pas que Nelli se soit jamais vraiment intéressé aux causes historiques de l’implantation et du devenir du catharisme, pas plus peut-être qu’il ne s’est contenté de déplorer les circonstances de sa disparition. Les implications sociologiques, les prolongements politiques du catharisme disparaissaient pour lui derrière ce qu’il nommait « le système de croyances » de cette hérésie. Tout comme l’occitanisme politique et régionaliste auquel il préférât toute sa vie le génie d’oc. C’est l’aventure spirituelle bien plus que l’aventure historique des Bons Hommes qui fait le cœur de la plupart de ses ouvrages fondateurs en la matière. Qu’importe la méthode critique de l’histoire, là où la source manquait l’écrivain n’en était que plus talentueux, osant même assumer ses travaux comme des « méditations personnelles ». Nelli concevait de l’agacement, quelquefois du dédain et souvent une colère froide pour ceux qu’il nommait «les érudits» et qui vidaient de « toute substance » son Catharisme au « C » majuscule.
Les principaux jalons de son exploration du catharisme, entrecroisés et nourris d’autres travaux non moins fondateurs en érotologie, sur les Troubadours, sur l’Occitanie, tracent pour son lecteur un chemin fait de nécessaires allers et retours entre des textes de commande et de véritables essais ; si La vie quotidienne des cathares languedociens au XIIIe siècle paru chez Hachette en 1969 semble parfaitement consensuel, La Philosophie du catharisme : le dualisme radical au XIIIe siècle paru chez Payot en 1975 est un livre de « combat », un fort plaidoyer pour une aventure intellectuelle anti-conformiste. C’est ce qui fait la « générosité » de son œuvre d’avoir réussi à donner à ses lecteurs, entre 1943 (« Esprit d’une métaphysique d’Oc. Introduction à une dialectique du bien et du mal », dans Cahiers du Sud. Le génie d’Oc et l’homme méditerranéen) et 1975, tous les matériaux nécessaires (éditions des rares sources authentiquement cathares dans Écritures cathares, première édition chez Denoël en 1959, Dictionnaire des hérésies méridionales chez Privat en 1968 et de nombreux glossaires) ainsi que les plans de l’édifice intellectuel de son catharisme (jusqu’à en livrer l’achèvement ultime sous la forme de son Journal spirituel d’un cathare d’aujourd’hui chez Resma en 1970) devenant l’architecte d’une pensée dualiste moderne et d’une réflexion sur le néant et sur le Mal qu’il proposait à d’autres d’habiter. René Nelli nous permet d’envisager les portées philosophiques, dialectiques et rationnelles globales d’un message religieux cathare que seule sa pensée a pu rendre à ce point fluide et homogène, en le débarrassant des avatars et des accidents historiques locaux. Pour Nelli toute réflexion sur le catharisme ne pouvait être que philosophique et le ramenait à son projet métaphysique : extraire des conceptions dualistes médiévales du monde l’universalité et l’intemporalité des grandes questions cardinales de l’être et du rien, du bien et du mal, du permanent et du provisoire. C’est ce questionnement pleinement humaniste qu’il prolonge et poursuit dans toute la diversité de son œuvre : en poète tout d’abord mais nul n’en doute (voir par exemple la belle thèse de Nathalie Bonnery-Constans parue aux éditions l’Harmattan en 2000 sous le titre René Nelli : poète en pays cathare), en philologue ensuite, capable de transcender les sources en en adaptant la traduction pour des lecteurs modernes, en archéologue pour prolonger la description des vestiges en un curieux imaginaire cathare, en ethnographe enfin pour oser des hypothèses inédites sur les bases fragiles des témoignages contenus dans les registres d’Inquisition de Jacques Fournier.
René Nelli avait cette politesse de toujours mettre en exergue à son raisonnement de précieuses notes de bas de page pour renforcer ses choix d’une érudition jamais provocante et pourtant somptueuse, protégeant ainsi son lecteur des risques intellectuels qu’il prenait seul. De même il souhaitait concentrer l’attention de ses lecteurs sur les points essentiels de ses raisonnements en renforçant ses assertions par une typographie en italique, procédé systématique, usage du professeur soucieux de convaincre sans brusqueries mais fermement décidé à y parvenir. La forme de l’essai, ses choix assumés de procéder toujours à un enseignement, sa conviction de ce que l’implicite latent dans les textes qu’il étudiait était plus important que leur explicite flagrant, littéral, qu’il laissait aux soins de ceux qu’il appelait des «historicistes» voire des « scientistes », font de son œuvre une pédagogie toujours agissante. Il ne faut pas sauter les avant-propos de Nelli, car son amertume vis-à-vis des savants, du monde universitaire et l’indépendance, la liberté qu’il en tire sont deux importantes clefs de lecture. Mais une fois apprivoisés les particularismes de sa pensée et de son œuvre, lire ou relire Nelli pour sa part «cathare» ce n’est pas privilégier le seul sens d’une pensée hérétique au mépris de son histoire, c’est au contraire enrichir son histoire d’une pensée qui lui soit propre et irréductible à d’autres.
Article de Nicolas Gouzy
extrait de Histoire du Catharisme n°1 (été 2006)